Le Dr Christelle de la Fouchardière est oncologue médicale à l’Institut Paoli-Calmettes (Marseille) depuis avril 2023. Spécialiste des cancers digestifs et des tumeurs endocrines rares, elle a dirigé auparavant l’unité d’oncologie digestive du Centre Léon Bérard (Lyon) et compte à son actif plus de 100 articles scientifiques. Elle est présidente du groupe Unicancer Gastro-Intestinal (UCGI) et co-présidente du groupe PRODIGE. Portrait d’une femme inspirante à l’occasion de la Journée internationale des femmes et des filles de science.

  • 1. Qu’est-ce qui vous a motivée à vous engager dans le domaine de l’oncologie digestive ? Y a-t-il eu des moments déterminants dans votre parcours ?

Mon parcours en oncologie digestive n’a pas été un choix délibéré, mais plutôt une opportunité qui s’est présentée à moi. Après un internat entre Montpellier et Lyon, j’ai accepté un poste d’assistante au Centre Léon Bérard, proposé par le Pr Thierry Philip, alors directeur du centre. Travailler dans un centre anticancéreux m’a toujours attirée, avec son approche centrée sur les patients et la recherche.

J’ai accepté ce poste car, dès le départ, travailler dans un centre anticancéreux me semblait passionnant, avec une approche axée sur le patient et la recherche en cancérologie. Je n’ai jamais envisagé d’exercer dans un établissement privé ou même dans un CHU, malgré mon expérience en tant qu’interne dans les centres hospitaliers. L’environnement des centres anticancéreux correspondait parfaitement à mes aspirations.

Quand je dis que c’est l’oncologie digestive qui m’a choisie, c’est parce que mon assistanat en cancérologie m’a permis d’explorer plusieurs spécialités, comme l’urologie, la pneumologie, la sénologie, et bien sûr, l’oncologie digestive. Ce dernier s’est imposé naturellement lorsque le Centre Léon Bérard a renforcé cette spécialité et m’a proposé un poste.

L’oncologie digestive est particulièrement stimulante sur le plan intellectuel et enrichissante dans la relation avec les patients. Ces derniers, souvent confrontés à des pathologies graves, m’ont toujours profondément émue par leur bienveillance. Travailler dans ce domaine m’a donné le sentiment de réellement leur être utile.

Je n’ai jamais changé de spécialisation, bien que mon mentor, le Pr Jean-Pierre Droz, m’ait formée à l’oncologie endocrinienne, peu développée à l’époque, notamment les cancers de la thyroïde et des glandes endocrines. Sous sa supervision, j’ai appris à traiter ces pathologies tout en consacrant 80 % de ma carrière à l’oncologie digestive au Centre Léon Bérard.  

Les rencontres clés de ma carrière ont été celles avec le Pr Jean-Pierre Droz à Lyon et le Pr Stéphane Culine à Montpellier, qui m’ont encouragée à planifier mon parcours professionnel dès mon internat, et à tracer une carrière en fonction de mes choix et de mes envies personnelles. J’avais fait le choix à cette époque-là de ne pas entamer de doctorat de science même si mon expérience dans le laboratoire de Gilles Vassal à l’IFR à Villejuif avait été passionnante. J’ai parfois ensuite regretté ce choix, m’empêchant notamment de m’engager sur une carrière hospitalo-universitaire.

Parmi les moments marquants, je retiens ma formation en oncologie digestive avec le Dr Françoise Desseigne et mes collaborations européennes via l’ESMO et l’EORTC, qui m’ont offert un recul et une perspective bénéfiques au-delà des problématiques françaises. Je pense aussi à mon implication dans le groupe UCGI (groupe Unicancer de travail sur les cancers digestifs), où débuter en tant que femme dans un milieu encore très masculin à l’époque, aux côtés de ma collègue, le Dr Emmanuelle Samalin de l’Institut du Cancer de Montpellier (ICM), a été un défi enrichissant malgré les obstacles initiaux rencontrés, notamment en tant que femmes.

  • 2. Quelles sont les avancées scientifiques ou cliniques dont vous êtes la plus fière dans votre carrière ? Quels impacts ont-elles eu sur les patients ?

J’ai eu la chance, dès le début de ma carrière, de comprendre l’importance de s’interroger sur des problématiques cliniques ou plus scientifiques, notamment au cours de la prise en charge des cancers graves, ou dans lesquels les évidences manquent. Très rapidement, la recherche clinique a été pour moi un moyen de répondre à ces questions et j’ai essayé de monter des essais cliniques. Ce défi, j’ai pu le relever grâce à l’aide d’équipes expertes au sein du Centre Léon Bérard et d’Unicancer car monter un essai est avant tout un travail d’équipe, et rien de tout cela n’aurait été possible seule.

Deux études que j’ai élaborées en oncologie digestive m’ont particulièrement marquée. La première, GEMPAX, menée avec l’équipe Unicancer, portait sur des cancers du pancréas métastatique, chez des patients en échec de chimiothérapie de première ligne. C’était le premier essai de phase III randomisée dans cette situation impliquant des patients souvent gravement atteints. Bien que les résultats n’aient pas été ceux espérés, ils ont jeté les bases de la deuxième ligne de traitement pour ces cancers.

La seconde étude dont je suis fière est une étude élaborée au sein du Centre Léon Bérard, IMHOTEP, qui n’est pas encore tout à fait finalisée ni publiée mais dont les premiers résultats ont été présentés au congrès de l’ESMO en 2024. C’est une étude d’immunothérapie néoadjuvante dans des tumeurs localisées avec instabilité micro satellitaire. Malgré des données limitées à l’initiation de l’étude, l’équipe m’a suivie courageusement dans ce projet et cela a permis d’ajouter une pierre à l’édifice de l’immunothérapie dans cette indication.

Les études GEMPAX et IMHOTEP représentent des avancées qui ont contribué à enrichir les connaissances, à améliorer la prise en charge des patients et à recueillir des informations précieuses, rendues possibles grâce à la participation des patients et au soutien de leurs familles.

  • 3. La Journée internationale des Femmes et des Filles de Science met en lumière des parcours inspirants comme le vôtre. Quels conseils donneriez-vous aux jeunes filles souhaitant s’orienter vers des carrières scientifiques et médicales ? Auriez-vous un message à leur transmettre ?

Pour mener une carrière dans le domaine médical ou scientifique, il me semble essentiel d’être obstinée, courageuse et résiliente. Lorsque j’ai commencé en tant que femme en médecine, c’était particulièrement vrai. À l’époque, on nous laissait entendre, parfois de manière explicite, que nous n’étions pas légitimes. En médecine, ce qui importe beaucoup, c’est le service d’où vous venez, quelle est l’équipe qui vous a formé. Si les choses ont probablement évolué aujourd’hui, à mes débuts, je faisais face à un environnement médical très paternaliste, dominé par des hommes qui dirigeaient les services et formaient leurs élèves.

Dans mon centre, comme dans de nombreux autres établissements de lutte contre le cancer, l’oncologie digestive n’était pas une priorité. Contrairement aux cancers du sein ou aux cancers gynécologiques, ces pathologies étaient souvent non prioritaires dans les centres anticancéreux. Il a fallu développer cette activité et la valoriser : recruter les patients, structurer et faire grandir cette spécialité, sans avoir derrière moi de « patron » qui me soutenait.

À plusieurs reprises, j’ai ressenti – et on m’a fait comprendre – que je n’étais pas légitime dans ce que je faisais.

Mon meilleur conseil aux jeunes filles est de passer outre, de persévérer, de continuer à avancer malgré tout, malgré les épreuves et les bâtons qu’on peut nous mettre dans les roues en tant que femme. Être courageuse, c’est relever la tête et ne pas écouter les critiques qui visent à nous rabaisser, en ayant l’objectif en tête qu’on rend service à des gens et en se focalisant sur la reconnaissance de personnes qui savent reconnaître la qualité du travail fourni derrière. Enfin, il faut faire preuve de résilience : trouver la force de se relever après les épreuves, même quand la situation semble loin d’être simple. C’est cette résilience qui permet d’aller de l’avant et de laisser une empreinte positive dans ce métier exigeant.

Malgré tout, je suis convaincue que les choses évoluent dans le bon sens. L’un des leviers essentiels pour progresser est de renforcer le travail en réseau, en développant des collaborations et en adoptant une approche collective et épanouissante du travail, tant dans sa conception que dans sa réalisation.

Cette évolution s’inscrit également dans un contexte de transformation démographique : la médecine compte aujourd’hui davantage de femmes et moins d’hommes. J’ai eu la chance de collaborer avec des hommes formidables, qui se démarquaient par des pratiques et des mentalités bien différentes de celles de certains de leurs aînés. Parallèlement, les changements sociétaux et l’évolution des rythmes de travail ont également joué un rôle. Nous sommes sortis de cette logique de compétition permanente où il fallait prouver sa valeur en arrivant le plus tôt le matin et en repartant le plus tard le soir. Ce modèle était particulièrement exigeant et injuste pour les femmes, par ailleurs responsables majoritairement à l’époque de la gestion familiale et des enfants.

Cependant, certains défis demeurent. Il existe encore une ambiance de compétition qui n’est pas toujours constructive, et les femmes restent sous-représentées dans les postes de direction, au sein des sociétés savantes, et parmi celles qui initient des projets. Il est crucial de continuer à travailler pour valoriser la légitimité de chacune à accéder à ces rôles.

De mon expérience, je peux affirmer qu’avoir une activité diversifiée et axée sur la réflexion et l’innovation peut être extrêmement épanouissante. Mener des projets et contribuer à faire évoluer les choses permet non seulement d’éviter l’épuisement émotionnel lié à la charge intense du contact avec les patients, mais également d’enrichir sa pratique. Diversifier ses modes d’exercice, c’est aussi se donner les moyens d’une carrière plus équilibrée et gratifiante.

  • 4. Pensez-vous que les femmes scientifiques sont aujourd’hui suffisamment représentées et reconnues dans des domaines comme l’oncologie ? Quelles initiatives pourraient renforcer leur place ?

Je pense que les femmes sont aujourd’hui représentées et reconnues dans les domaines médicaux et scientifiques, mais encore de manière insuffisante. Cela reste évident lors de congrès internationaux, où l’on constate une nette majorité d’hommes occupant les rôles de modérateurs, d’intervenants mais également de rédacteurs dans les journaux médicaux, ou encore des postes de responsabilité dans les groupes de travail. La sous-représentation des femmes persiste, en partie parce que l’espace est déjà largement et longtemps occupé par ceux qui y sont installés.

Il arrive que des collègues masculins critiquent le principe de parité obligatoire. Lorsque des femmes sont intégrées à des panels ou des sessions pour répondre à une exigence de parité, on nous fait parfois sentir que c’est une mesure forcée et non basée sur le mérite. Pourtant, rendre la parité obligatoire, même si ce n’est pas forcément la solution idéale, reste un levier efficace pour faire évoluer les mentalités.

Dans nos professions, il y a suffisamment de femmes qualifiées pour garantir une parité méritocratique, à compétence égale. Je ne pense pas que celles choisies pour ces rôles aient un mérite moindre que leurs homologues masculins. Cependant, sans mesures spécifiques comme la parité, le système en place tend à se maintenir et à freiner le changement. Nous espérons que les nouvelles générations réussiront à instaurer cette égalité de manière naturelle, même si cela prendra encore du temps.

Au-delà des quotas, il est essentiel de créer un environnement qui donne envie aux femmes de prendre des responsabilités et de s’impliquer dans des projets ambitieux. Historiquement, de nombreux facteurs – pressions sociales, charge familiale, ou manque d’exemples féminins dans les postes-clés – ont influencé le parcours des femmes dans ces carrières. Heureusement, les choses évoluent, bien que le combat pour une réelle égalité soit loin d’être terminé.

Certaines initiatives commencent à émerger, notamment des groupes de soutien pour les femmes en oncologie, ainsi que des programmes au sein de l’ASCO ou de l’ESMO. Cependant, ces actions restent souvent axées sur la communication plutôt que sur une véritable représentation des femmes dans les sociétés savantes ou les événements scientifiques majeurs. Quoi qu’il en soit, toute initiative en faveur d’une meilleure reconnaissance des femmes est précieuse, et la Journée internationale des femmes et des filles de science s’inscrit pleinement dans cette dynamique.

  • 5. Avez-vous vous-même été influencée par des modèles féminins dans votre parcours ?

J’ai beaucoup réfléchi à cette question, car je me suis construite principalement au contact d’hommes qui ont été, pour la plupart, positifs et bienveillants. À l’époque, les femmes que je côtoyais dans le domaine de l’oncologie, qu’elles soient françaises ou internationales, étaient souvent des femmes de pouvoir, et leur priorité semblait être de conserver ce pouvoir. Elles n’étaient pas dans une démarche de transmission ou d’entraide : elles ne partageaient ni leur expérience, ni leurs erreurs, ni leurs difficultés pour soutenir la génération suivante.

Ce n’est que récemment que j’ai rencontré des femmes contemporaines avec lesquelles je partage une vision commune de la carrière féminine. Ces femmes adoptent une approche plus ouverte et inspirante, où il s’agit de ne pas se fixer soi-même des limites et sinon, d’avoir le courage de les dépasser.

Par ailleurs, mes modèles féminins ne viennent pas uniquement du domaine médical. On peut trouver des figures inspirantes dans la société civile, des femmes qui accomplissent des choses extraordinaires. Je pense notamment à des personnalités comme Simone Weil, Gisèle Halimi, Leila Slimani, Laure Adler, la journaliste américano-turque Ayşegül Sert ou la journaliste franco-iranienne Abnousse Shalmani. J’admire leurs engagements, leurs prises de parole courageuses et leur parcours marqué par des choix audacieux.

C’est important d’élargir ses horizons et de réaliser que des changements significatifs peuvent se produire dans de nombreux domaines, pas seulement dans celui où l’on évolue. Cela nous ouvre à de nouvelles perspectives et à davantage d’inspiration.