Le Dr Fabienne Thomas, pharmacienne et docteure en pharmacologie, est maître de conférences à l’Université Toulouse III – Paul Sabatier et biologiste à l’IUCT-Oncopole de Toulouse. Spécialiste de la pharmacocinétique et de la pharmacogénétique, elle travaille à l’adaptation des traitements anticancéreux selon les caractéristiques des patients. Membre de l’équipe DIAD (Dose Individualization of Anticancer Drugs) au Centre de Recherches en Cancérologie de Toulouse (CRCT), elle a contribué à de nombreuses publications scientifiques. Portrait d’une femme inspirante à l’occasion de la Journée internationale des femmes et des filles de science.

  • 1. Pouvez-vous nous en dire plus sur votre carrière et ce qui vous a amené à vous spécialiser dans la pharmacologie oncologique ? Et pouvez-vous nous parler d’un travail de recherche dont vous êtes particulièrement fière ?

J’ai fait des études de pharmacie sans avoir de projet précis en tête, attirée par plusieurs domaines sans savoir exactement vers quel métier me spécialiser. Toutefois, la recherche m’a rapidement interpellée.

J’aimais particulièrement les cours de pharmacologie, notamment la compréhension des mécanismes d’action des médicaments en lien avec les pathologies. L’oncologie, quant à elle, m’intéressait aussi, à la fois pour des raisons personnelles et scientifiques. Durant mes études, j’ai eu l’opportunité d’effectuer plusieurs stages de recherche à l’Oncopole, mais également aux États-Unis dans l’équipe du Dr Howard McLeod, une référence en pharmacogénétique (rôle de la génétique sur la réponse au traitement) appliquée à l’oncologie, ce qui a renforcé mon intérêt pour ce sujet.

À mon retour en France, après avoir réussi le concours de l’internat en pharmacie, j’ai choisi une filière qui me permettait de poursuivre dans la recherche. J’ai ainsi réalisé un DEA (aujourd’hui l’équivalent d’un Master 2) et une thèse universitaire au sein du laboratoire de pharmacologie et de pharmacocinétique de l’Oncopole, sous la supervision d’Etienne Chatelut et de Jean-Pierre Delord, aujourd’hui directeur général du centre. Mon projet de recherche portait sur les thérapies ciblées, qui étaient alors en plein essor.

Cette expérience m’a progressivement menée vers une carrière académique et hospitalière. Aujourd’hui, j’exerce en tant que maître de conférences des universités-praticien hospitalier (MCU-PH) : j’enseigne la pharmacologie dans le département Pharmacie de la faculté de Santé de Toulouse, et j’exerce mon activité hospitalière au sein du laboratoire de pharmacologie de l’Oncopole.

Parmi mes travaux de recherche, je peux vous citer 2 exemples qui reflètent bien les travaux que je mène au sein de notre équipe.

Le premier remonte à 2012-2013, et porte sur le déficit en DPD, une enzyme impliquée dans le métabolisme d’une chimiothérapie. Ce déficit expose les patients à des toxicités sévères, pouvant parfois être fatales. À l’époque, nous avons été sollicités par un hôpital pour investiguer le cas d’une patiente ayant développé une toxicité extrêmement grave, qui a malheureusement conduit à son décès. Déterminés à comprendre ce qui s’était passé, nous avons approfondi l’analyse avec notre laboratoire de recherche et découvert une mutation jamais décrite sur le gène de la DPD. Cette étude, publiée en 2016 dans Clinical Pharmacology and Therapeutics, correspond aussi à des recherches en pharmacogénétique que nous poursuivons au sein du Groupe de Pharmacologie Clinique Oncologique (GPCO), groupe associé d’Unicancer, mais aussi du Réseau Francophone de Pharmacogénétique.

Ces travaux, menés parallèlement à d’autres recherches par plusieurs équipes internationales dans le domaine, ont contribué aux avancées sur le déficit en DPD. En 2018, grâce à un travail conjointement mené par l’INCa et l’HAS, le dépistage systématique de ce déficit est devenu obligatoire en France avant l’administration de cette chimiothérapie. Ainsi, tous les patients concernés bénéficient aujourd’hui d’un test préventif.

Mon activité se partage entre la pharmacogénétique et la pharmacocinétique, et l’un de nos projets récents s’intéresse à l’évaluation pharmacocinétique d’un nouveau traitement du cancer du sein : le trastuzumab déruxtécan, un anticorps couplé à un cytotoxique. Nous avons récemment obtenu un financement de la Ligue Nationale contre le Cancer pour étudier le risque de surtoxicité chez les patientes en surpoids ou obèses. Ce projet multicentrique dont je suis l’investigatrice principale, débutera en 2025 et impliquera plusieurs centres de lutte contre le cancer et CHU. Il s’agit d’une collaboration avec les oncologues spécialisés en sénologie.

  • 2. En tant que maître de conférences universitaire et biologiste à l’IUCT-Oncopole, comment conciliez-vous vos missions académiques, cliniques et de recherche pour contribuer à l’évolution des traitements contre le cancer ?

En tant que MCU-PH, je concilie trois missions complémentaires : la recherche, l’enseignement académique à la faculté de Pharmacie et l’activité clinique. J’ai la chance que ces trois dimensions soient globalement en synergie. Mon domaine d’expertise hospitalier et de recherche inclut le dosage des médicaments anticancéreux et les analyses pharmacogénétiques, une activité dont j’ai la responsabilité au laboratoire.

Les échanges avec les oncologues, les pharmaciens et les médecins qui nous sollicitent pour ces analyses et en discutent l’interprétation sont une véritable source d’inspiration pour nos projets de recherche. Cette proximité avec le soin clinique donne tout son sens à notre travail, en assurant une connexion directe entre nos recherches et la prise en charge des patients. C’est ce que j’aime particulièrement dans mon travail.

Mais il faut reconnaitre qu’il est parfois difficile de concilier les trois activités, d’accepter d’être moins performant dans chaque domaine et de le faire accepter aux autres aussi.

Il m’arrive de ressentir un manque de temps dédié à la recherche, en particulier lorsqu’il s’agit de rédiger des articles, ce qui est frustrant, surtout lorsque les expériences ont déjà été menées. Cela dit, cette difficulté n’est pas spécifique aux femmes, c’est un défi inhérent à ce type de carrière.

Il faut trouver son propre équilibre entre les différentes missions, y compris dans le cadre universitaire. L’un des avantages de notre métier est la possibilité de s’investir plus particulièrement dans un des 3 domaines entre la recherche, l’enseignement et la clinique avec une évolution possible au cours de la carrière, ce qui est une chance.

  • 3. La Journée internationale des Femmes et des Filles de Science met en lumière des parcours inspirants comme le vôtre. Quels conseils donneriez-vous aux jeunes filles souhaitant s’orienter vers des carrières scientifiques et médicales ? Auriez-vous un message à leur transmettre ?

Le secteur médical, et plus encore le domaine pharmaceutique, compte une forte présence féminine. En revanche, cette parité semble moins évidente dans les sciences dites « dures » comme les mathématiques, l’informatique ou l’ingénierie. À Toulouse, où l’industrie aéronautique est particulièrement développée, certaines de mes amies évoluant dans ce domaine restent minoritaires. Il me semble donc que les efforts en faveur de l’égalité sont davantage nécessaires dans ces secteurs que dans le domaine médical.

Le message que je souhaite transmettre est simple : il faut croire en ses ambitions et en ce que l’on aime, sans se fixer de limites. Il est essentiel d’avoir conscience des exigences de ces domaines, qui demandent un investissement important. Se lancer dans ce type de carrière implique d’aimer les longues études, la rédaction, la réflexion, et d’être animé par une curiosité et une motivation sans faille. Mais surtout, il ne faut pas se laisser décourager par les discours pessimistes que l’on peut entendre sur les difficultés à réussir.

Lorsque j’ai choisi de m’orienter vers la recherche, c’était un parcours un peu moins courant en pharmacie. J’ai même été mise en garde par certaines personnes, qui me prédisaient un avenir incertain et des difficultés à trouver un poste. Pourtant, je ne les ai pas écoutés. J’ai décidé de tenter ma chance, en me disant que je n’avais rien à perdre. Par la suite, j’ai été beaucoup soutenue par mes encadrants et j’ai pu trouver ma place.

  • 4. Pensez-vous que les femmes scientifiques sont aujourd’hui suffisamment représentées et reconnues dans des domaines comme l’oncologie ? Quelles initiatives pourraient renforcer leur place ?

Oui, je pense que les femmes sont bien représentées dans le domaine médical, que ce soit parmi les médecins, les pharmaciens et notamment en oncologie. Néanmoins, il y a quelques années, une enquête menée dans le milieu hospitalier avait révélé une nette prédominance masculine pour les postes à haute responsabilité, notamment ceux de professeurs des universités-praticiens hospitaliers (PU-PH).

Cette disparité semblait particulièrement marquée en Médecine par rapport à Pharmacie, mais je pense que la tendance est en train d’évoluer vers plus de parité.  En tout cas, c’est le constat que je fais dans notre établissement par exemple où les postes de PU-PH sont majoritairement occupés par des femmes.

Dans le domaine de la recherche, la présence des femmes est également significative, y compris à des postes de direction. Par exemple, au CRCT (Centre de Recherche en Cancérologie de Toulouse), de nombreuses équipes sont dirigées par des femmes. Je vais moi-même succéder à mon collègue au poste de responsable d’équipe de recherche. Ainsi, je ne ressens pas de pénurie de femmes dans ces secteurs.

Ces carrières hospitalo-universitaires sont extrêmement exigeantes et peuvent décourager les jeunes générations (hommes ou femmes d’ailleurs), qui perçoivent la difficulté de jongler entre toutes ces responsabilités. Il est donc essentiel de leur offrir des conditions d’exercice adaptées, notamment en garantissant un temps suffisant pour la recherche.

Les femmes doivent avoir un accès équitable à ces postes, en leur permettant de concilier leurs responsabilités professionnelles et leur vie personnelle, tout en évoluant dans un cadre de travail favorable.

  • 5. Avez-vous vous-même été influencée par des modèles féminins dans votre parcours?

Je n’ai pas vraiment eu de modèles précis, mais au cours de mes études, les échanges que j’ai eus avec certaines enseignantes de la faculté m’ont ouvert les yeux sur la diversité de leur métier et la richesse de leurs activités. Ces discussions, ainsi que les stages que j’ai effectués, ont été très inspirants. Par la suite, j’ai principalement été encadrée par des hommes, et j’ai eu la chance d’être toujours soutenue et encouragée dans mon parcours. C’est en grande partie grâce à ces appuis que j’ai pu arriver là où je suis aujourd’hui.